J’ai treize ans moins le quart, je n’ai l’air de rien, mais je suis en train de sauver la Terre. Et pas seulement en triant mes déchets.
Officiellement, je vais au collège, comme un ado normal; j’ai des parents à problèmes, des kilos en trop et je suis nul en tout. Au moins, on ne se méfie pas de moi. Et ça tombe bien, parce que j’ai une double vie secrète : je suis super-héros à mi-temps, avec des pouvoirs incroyables et une assistante de vingt-huit ans.
Vous pensez que je délire ? Moi aussi, c’est ce que je me suis dit au début, pour essayer de me rassurer. Genre « tout ça n’est qu’un rêve ». Le problème, c’est que le vrai cauchemar, c’est la réalité. Ce qu’on croit être la réalité. Et je suis le seul à pouvoir arrêter ce cauchemar.
Tout a commencé un dimanche, à cause de XR9. C’est mon seul copain, et c’est un cerf-volant. Le plus sauvage de toute la plage, avec ses couleurs violette et rouge zébrées de bandes noires. Il file comme un éclair, se cabre au moindre coup de vent, et je sens toutes ses vibrations dans mon corps à travers les ficelles qui le relient à mes manettes de contrôle. Il est libre comme l’air, et pourtant je suis son maître. J’adore.
Ensemble, on a volé par tous les temps, par tous les nuages, bravé les tempêtes et subi le calme plat, échoués sur le sable l’un contre l’autre en attendant que ça se lève. On a même échangé nos sangs : je me suis écrit « XR9 » au couteau dans la peau du poignet, et je lui ai gravé «Thomas Drimm » au sommet de la voilure. Sauf que j’ai dû scotcher mon nom, après, parce que ça faisait prise d’air et que ça le déséquilibrait. On est liés par le sang et le scotch, XR9 et moi, et tous les week-ends on est frères de vent.
Quand je vole avec lui, j’oublie tous mes problèmes. Le premier de mes problèmes, jusqu’à ce dimanche après- midi, c’était ma mère – même si elle a des circonstances atténuantes. Elle travaille comme chef de la psychologie au casino de la plage, et c’est horrible comme métier. Quand les gens gagnent le jackpot aux machines à sous, il paraît que ça leur file un choc épouvantable, alors c’est elle qui doit leur remonter le moral, les consoler d’être devenus soudain millionnaires et les aider à s’en sortir dans leur nouvelle vie. Elle qui rame en heures sup pour que j’aie de quoi manger. Du coup elle déprime à la mai- son, mais elle n’a pas le droit de se soigner elle-même, en tant que psychothérapeute : c’est puni par la justice si jamais on la trouve sur son divan en train de se poser des questions. Alors c’est moi qui prends. Elle dit que c’est à cause de moi qu’elle a raté sa vie. Et c’est vrai qu’il y a une loi qui s’appelle la Protection de l’enfance : lorsqu’on n’a pas d’enfants, on a le droit de divorcer.
Comme remède anti-mère, j’avais Internet, avant, pour penser à autre chose et chatter avec des potes inconnus. Depuis que c’est interdit aux mineurs pour raisons de santé, il ne me reste plus que le cerf-volant sur la plage, le week-end, pendant que ma mère travaille au casino. La plus belle plage du monde, disent les panneaux au-dessus des poubelles. Sauf que je n’ai pas le droit de me baigner, à cause du taux de mercure et des poissons morts. L’océan est dans un tel état que, l’autre jour, il paraît qu’un surfeur est quand même allé s’entraîner et, lorsqu’il est sorti de la vague, il n’y avait plus que son squelette debout sur la planche. C’est Richard Zerbag qui raconte ça. Mais je crois qu’il exagère un peu : c’est le chef de la sécurité. Je n’ai pas le droit de me baigner, alors je vole.
C’est un cadeau de mon père, le cerf-volant. En me le donnant, il avait un air très grave. Il m’a dit : « C’est un symbole, tu verras: l’aspiration vers la liberté, l’illusion de voler au gré du vent, et en même temps la réalité de la corde qui nous retient sur terre. » J’avais l’impression qu’il s’identifiait, en tant que prof de lettres ou mari de maman – peut-être les deux. Personnellement, j’aime beaucoup mon père. Je sais bien que je suis le seul, mais je m’en fiche. J’ai mes raisons.
D’abord, il a un terrible secret : il boit et il fume. Sauf que ce n’est pas un secret, parce que la chef de l’Éducation s’en est rendu compte, alors elle l’a muté dans un collège pourri à l’autre bout de la banlieue. On a dû le suivre, et ma mère ne lui pardonne pas qu’on ait dégringolé comme ça dans l’échelle sociale. C’est dire l’ambiance à la maison. Il n’y a que mon cerf-volant qui me fasse oublier combien c’est lourd, la vie que je mène. Il me reste les études, mais comme je suis nul ça n’arrange rien.
De toute façon, avec un père qui boit, je n’ai pas d’avenir : il paraît que c’est héréditaire, et qu’on attrape l’alcoolisme dans le ventre de sa mère. Sauf qu’il s’est mis à boire après ma naissance, mais ça ne fait rien : c’est marqué dans mon dossier scolaire et, avec un truc comme ça, je n’irai jamais bien loin. C’est toujours un fils de non-buveur qui obtiendra à ma place le travail que je demande. À force d’être refusé partout, je finirai par me mettre à boire moi aussi ; je deviendrai héréditaire et comme ça tout rentrera dans l’ordre : je ne ferai plus mentir mon dossier.
Enfin bref, ce dimanche après-midi commençait comme tous les autres et on était bien, XR9 et moi, chacun à un bout des ficelles. Mais dans moins de cinq minutes, il allait m’arriver la chose la plus terrible du monde.